Interviews
Trois questions à Elisa Shua Dusapin sur son roman Vladivostok Circus.
Elisa Shua Dusapin
A Vladivostok, un trio s'entraîne à la barre russe dans un cirque désert.
Les porteurs Nino et Anton, font voltiger Anna.
L’équipe se prépare au concours international d'Oulan-Oude.
Objectif ? Quatre triples sauts périlleux sans descendre de la barre.
Sur les choix de Vladivostok et Oulan-Oude et son «championnat circassien».
Vladivostok, mélange fascinant d’Orient et d’Occident, ville portuaire, ville de départs et d’arrivées, ville secrète, les sous-marins, la ville militaire, les vestiges de la guerre, la brume, le froid, la froideur apparente des habitants.
Mais aussi l’envie des autorités de la rendre attractive, les immenses chantiers partout pour la moderniser, le campus universitaire international, les ponts immenses que je voyais comme des tentatives de bras qui se tendent vers le reste du monde pour ne pas se faire oublier… Une beauté triste et froide, magnétique, nue.
Les rapports aux corps de votre héroïne, Nathalie, sont singuliers.
Le rapport au corps me fascine depuis toujours. Mes personnages ont souvent des problèmes identitaires, et cela passe par le corps aussi : comment l’habiter, comment l’accepter, que donne-t-il à voir aux autres, quel écart se creuse entre la perception que l’on a de soi et celle que les autres ont de nous?
Il y a ceux qui maîtrisent leur corps à la perfection, à l’instar des acrobates, des artistes du cirque, qui se connaissent parfaitement sans quoi c’est leur vie qui est littéralement mise en danger, et il y a ceux qui subissent leur corps à travers la maladie, les complexes, les handicaps. Comment cela influence-t-il le quotidien, le rapport au monde?
J’ai voulu explorer ces questions.
Qu’est-ce qui relie vos récits publiés ?
À mon sens, le questionnement sans fin sur la juste distance entre les êtres, le souci de pouvoir communiquer vraiment, le sentiment, le besoin et l’envie de solitude qui se révèle en même temps douloureuse.
Sans oublier la quête de soi, une forme d’oppression «en soi» et à la fois, une volonté d’ouverture immense sur le monde et les autres.
Votre souhait pour Colossus?
Il s’agit d’une combinaison de centres d’intérêts présents depuis mes début chorégraphiques il y a vingt ans.
L’idée maîtresse de confrontation d’une individualité à un groupe - masse, essaim, nuée ou communauté - et le désir de chorégraphier pour des distributions étendues m’habitent depuis plusieurs décennies.
La pièce joue sur l'idée de coopération.
Deux fascinations s’y déploient. L’une touche à une interrogation sur ce qui se déroule au sein d’un groupe élargi ou d’une masse de danseuses et danseurs devant collaborer. Nous pouvons ainsi y relever des formes de coopération. Mais aussi des myriades de tensions, tiraillements et dissensus.
Au-delà des déplacements, décentrements et rejets, il y a cette extraordinaire force découlant d’une action commune et collective
L’autre fascination touche s à l’individu. Quel est le statut d’être sa propre personne en relation avec le groupe au plateau et au-delà en lien avec tant de gens d’une humanité commune à travers le monde?
Il s’agit donc, d’une part, d’une réflexion et variation sur le mode de fonctionnement d’une société. Et d’une plongée dans l’intimité et l’individualité à l’œuvre dans le travail. Ceci afin de dévoiler leur espace du dedans.
L’image du début évoque la pupille d'un œil animé par des interprètes qui s’étendent puis redressent leurs bustes.
Cette scène d’ouverture me semble participer d’une perspective utopique voyant les personnes n’exister individuellement qu’en s’intégrant dans un organisme commun.
Que l’on songe à une anémone de mer, une fleur ou la forme d’une vague.
Sur la dimension marionnettique et de manipulation d’un corps pantin.
Cette idée de contrôle me fascine littéralement. Que celui-ci soit interne avec son propre corps. Ou la présence d’une force extérieure vous manipulant.
Je m’interroge sur le fait que dans quelle mesure nos actes ou mouvement peuvent être autonomes ou se révéler dirigés.
Penser par soi-même est-il essentiellement le reflet d’une éducation, un milieu social voire un ensemble de croyances religieuses ou laïques?
Ce sont des questions auxquelles je reviens sans cesse. À mon sens, la danse peut transmettre et illustrer à merveille ces enjeux.
Trois questions à La Ribot sur sa chorégraphie, DIEstinguished.
La Ribot
Depuis 30 ans, l’artiste transdisciplinaire multiprimée La Ribot
imagine des univers burlesques et pop, sensibles et dramatiques. Sa pièce DIEstinguished mêle corps opérateur (qui filme les anatomies et la danse) et corps dansant performant sur le vif.
DIEstinguished est inspiré de LaBOLA, une pièce sur la transformation permanente.
Oui l’une – LaBOLA – fait partie de l’autre – DIEstinguished. La vision de LaBOLA s’inscrit dans mon discours prononcé lors de la remise du Lion d’or pour ma carrière à la Biennale de la danse en octobre 2020 à Venise.
C’est une utopie sur la manière dont nous pourrions nous relier les un.es aux autres. En voici des extraits: «J’imagine qu’on pourrait tous être en train de danser sans arrêt... tous à la fois, et en faisant presque la même chose: en nous transformant constamment, en passant par tous types d’expériences; en partant, par exemple, de nous-mêmes; en nous échangeant chemises, pantalons, bonnets, chaussures, serviettes et robes… les formes, les ventres, les cheveux, les nez, les cuisses de poulets, et les têtes de mort...
Échanger nos corps et nos vies, nos histoires et nos mensonges, nos femmes et nos hommes, échanger les cornes, les plaintes et les culs, échanger le nom, le visage et le passeport.»
Comme se présente DIEstinguished?
C’est l’un des projets le plus dansés de mon parcours artistique. Il s’agit d’une réalisation de danse totale, dont LaBOLA est le noyau. Mais DIEstinguished met en jeu une autre dimension singulièrement rattachée à l’image vidéo.
Elle est le fruit de tout un travail du corps opérateur que j’ai développé en vidéo depuis une vingtaine d’années. Dans ce cas, la danse surgit du corps même des danseurs comme expérience de l’intérieur.
Qu’apporte ce filmage vidéo fragmentant les corps?
La vidéo apparait tardivement au fil des Pièces distinguées que j’ai créée depuis 1993. C’est avec la pièce 34, une vidéo précisément, que je découvre mon intérêt pour une danse développant un point de vue.
En l’occurrence celui de la chorégraphe et de l’interprète que j’étais. Grâce à une handycam tenue à la main, je pouvais moduler, changer le processus subjectif et objectif de la danse. Et témoigner d’une expérience que j’étais en train de réaliser.
C’est donc à partir des années 2000 que mes recherches et trouvailles se déploient avec la vidéo. Ainsi dans des films comme Mariachi 17 et Cuarto de oro (2008), Ce dernier est réalisé autour de l’actrice Christina Hoyos, star de la trilogie d’Antonio Gades et Carlos Saura, Noces de sang, Carmen et L’Amour sorcier. Ces vidéos ouvrent sur le point de vue du corps dansant.
Et pour les smartphones?
Il s'agit de la combinaison entre deux visions. L’une est scénique et traditionnelle, quasi plate et lointaine alors que l’autre est fort proche des corps, mouvante, fragmentée. Il s’agit ainsi de deux pièces simultanées menées selon des points de vue et cadrages très contrastés.
D’où une perception externe et d’ensemble de la pièce, d’une part. Et une vue fragmentée quasi émotionnelle la pièce, de l’autre. Par nature, le smartphone devient pour les danseurs et danseuses ce qu’il est dans nos vies, une prothèse.