La Réunionnaise Ann O’Aro puise dans une enfance violée des mélopées fascinantes.
A l’instar de son recueil poétique, Cantique de la meute abordant notamment l’inceste, pandémie qui ravage l’île de La Réunion depuis des décennies, le travail musical d’Ann O’Aro, 28 ans, signe une reconquête résiliente à l’issue incertaine sur le trauma vécu. «J’enfante de ma douleurs les cataplasmes des mots qui dorment», écrit-elle pour son titre Viscères.
Elle fut violée par son père qui se suicida à ses quinze ans. «Je n’ai pas l’impression d’arriver au cri par les textes et le chant, mais d’en partir. A l’origine, ce fut un cri aphone, intérieur, présent et impossible à sortir. Cette expression du cri est venue progressivement en premier lieu par le corps. Il y eut ainsi une coupure. Lorsque mon père s’est suicidé, je me suis envolée pour le Québec afin de faire des études guère poursuivies sur le long cours, devenant tatoueuse et vivant en squats», confie-t-elle en entretien.
Souffrances et dialectes
Par un travail sur la mémoire et l’oubli, la chanteuse veut ressentir le dimensions et éléments d’un vécu douloureux. D’où la volonté de circonscrire les traumas et drames avec une écriture permettant plusieurs angles de vue, de cerner les drames, avec plusieurs angles de vue. L’expression en deux langues - créole et comme un sous-texte effacé, français, permette à celle qui fut à ses débuts organiste d’Eglise, de mieux saisir les enjeux de ce qui l’a asservi. En concert, Ann O’Aro fait de son corps une variante dansante intime, minimaliste et intensément retenue du maloya - à la fois danse, musique et chant - signifiant peine, douleur, mal être dans des dialectes africains.
Réinventée, la langue organique est triturée, malaxée. Le recours au créole aux images éruptives et à quelques trouées en français. Dans cette histoire tourmentée qui tente de réconcilier la plaie et le couteau, la jeune artiste se souvient des arts martiaux pratiqués. De cette manière de puiser dans le corps de l’adversaire, la force soustraite à des «états du corps pillé, déshumanisé.» Le mouvent est lent et les images s’impressionnent par flashs, moins dans la rétine que dans les plis de la chair et de l’esprit.
Cap au néant et au-delà
Donner une forme au néant intime, relationnel et social, se risquer d’éclairer le temps de la sidération, des sensations d’anesthésie émotionnelle et physique qui suivent l’agression sexuelle, le sentiment de sombrer dans la folie, l’exclusion familiale et relationnelle qui en découlent, tel est le défi que tente de relever Ann O’Aro avec une langue au scalpel qui incise l’imaginaire. «Le viol est, avec la torture, ce qu’il y a de plus traumatisant pour une victime», rappelle la psychiatre Muriel Salmona.
Etre une victime-écran n’est pourtant pas un destin pour la jeune musicienne, chanteuse et danseuse. «Ce qu’il me reste du père meurtrier, c’est de parler pour lui, de son point de vue fantasmé par mes névroses, de me mettre à sa place, de devenir lui.» Une recréation vertigineuse du «corps de mon ennemi intime», qui peut bousculer jusqu’au vertige. Mais l'ensemble s’inscrit au cœur d’un processus de réappropriation dramaturgique et poétique de la violence subie.
Bertrand Tappolet
Ann O’Aro (Anne-Gaëlle Hoarau). Infos: www.labelcobalt.com
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