Grâce au Grand Prix Images Vevey (40’000 frs), Kristine Potter, installée autrefois à Nashville, berceau de la musique country, a conçu Dark Waters. Au cœur de l’Amérique sudiste, elle investigue des sites de féminicides rattachés aux Murder Ballads, chansons de violences contre les femmes.
Dark Waters, une série, un moyen-métrage et un livre qui interrogent les archétypes et manifestations de la violence extrême innervant la culture populaire masculine du Sud des Etats-Unis imaginés par l’Américaine Kristine Potter.
Premier volet: de somptueux portraits noir-blancs de femmes habillées comme à l’époque coloniale et baignés à l’accrochage d’une lumière évoquant un au-delà sépulcral.
Second temps, des sites forestiers et fleuves avec le principe de l’eau-miroir. L’esthétique s’inspire ici de la grande tradition de la photographie de paysages américaine. Voici des lieux-dits aux noms glaçants tel L'Etang du viol. Il s’agit d’«une composante narrative comprenant personnes, objets ou événements saisis près de l’eau, comme répondant à l’énergie des sites», relève la photographe.
Ballades meurtrières
Pour Stefano Stoll, le directeur d’Images Vevey et de l’Appartement lieux d’exposition photos en gare veveysane, la question ici posée est la suivante: «Comment les violences faites aux femmes durant les processus de colonisation du Sud des Etats-Unis imprègnent encore tant la culture que les paysages américains?»
Pour son film d’inspiration lynchienne, l’artiste met en scène, dans un noir-blanc charbonneux, les concerts de cinq musiciens country folk interprétant dans un bar des Murder Ballads, ballades cruelles traditionnelles sudistes. Le rocker australien Nick Caves leur a consacré l’entier d’un album dans les années 90 avec la collaboration de Kylie Minogue.
«Nombre de femmes tuées dans ces chansons le sont en forêt. Avant d’être abandonnées sur place ou dans le lit de rivières. Les raisons de ces meurtres sont que la compagne est enceinte, a regardé un autre homme ou ne voulait pas se résoudre au mariage. Ou toute manière d’être hors du contrôle et de l’emprise du meurtrier», souligne l’artiste.
Revanche symbolique
L’ultime titre a été écrit pas son interprète, Jim Lauderdale. Il y dépeint les femmes victimes de ces chansons revenues hanter leurs bourreaux, «un chant vengeur», selon Kristine Potter. Marquée par un rythme paisible et une étrange beauté, la plus tristement célèbre est la sinistre Knoxville Girl.
Un homme se promène avec une femme qu’il bat à mort alors qu’elle le supplie. Puis jette son cadavre à la rivière Il est incarcéré à vie à vie «parce que j’ai assassiné cette fille de Knoxville, la fille que j’aimais si bien», chante-t-il. Ou le supposé amour à mort.
Si le dispositif impressionne par sa mise en espace, le travail s’inscrit dans une approche classique convoquée pour l’investigation photographique. Elle alterne portraits et images documentaires de lieux mémoriels ou plutôt suggestifs, ajoutant des éléments de fiction.
Que l’on songe aux réalisations plus complexes dans leur narration de Virginie Rebetez - Out of the Blue autour d’une jeune disparue aux Etats-Unis - ou Laia Abril, photographe archiviste des violences faites aux femmes (Lobismuller, Feminicides).
À l’en croire, Kristine Potter convoque photographie et film pour «créer une structure narrative qui entre et sort de la réalité, des faits, du récit et de la mythologie». Ceci afin que le spectateur et la spectatrice «remette en question ce qui est réel, séduisant et effrayant.» Vertigineux et dérangeant.
Bertrand Tappolet
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