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La bête humaine en forêt

Une enfant est recueillie par un animal. Je suis la bête offre au théâtre un périple sensible et doux au cœur de nos sauvageries et passages entre les mondes.

"La Nuit tombe", photo de la série "L'Oeil cacophonique" inspirée de l'univers dada et de Facebook. Aurore Valade
"Je suis la bête". Photo Florent Gouëlou


"Epoca" extraite de la série "L'or gris". Aurore Valade
"Je suis la bête". Photo Florent Gouëlou

Dans la nuit des forêts, la voix de l’actrice et metteuse en scène Julie Delille dit à mots comptés le récit violent d’une enfant baignée du silence d’une nature peu clémente et prise en charge par un animal. Il lui enseigne la chasse.


Cette transmission se réalise non sans cruauté, du seul point de vue humain naturellement.


Entre le règne animal et le domaine de l’(in) humain, cet être à la voix d’abord étouffée, jamais ne trouvera sa place. Au fil d’un monologue à nul autre semblable, elle évolue à quatre pattes. Ceci dans «une langue indocile, sauvage», nous plongeant dans la forêt, «personnage principal de la pièce», selon la comédienne et metteuse en scène de Je suis la bête, Julie Delille.


Cicatrices


Son parcours parmi les hommes tentera de lisser son étrangeté bestiale. Nulle surprise à ce que ce récit figure un espace de pensées. Nous sommes dans la tête de sa protagoniste principale, Méline, oubliée par ses géniteurs dans un placard. Elle avait deux ans. «Pour me rappeler le placard, il suffit que je frotte dessous mes griffes rondes, aux cicatrices roses des phalanges raccourcies. Alors je revois deux mains folles, en train de supplier le bois, le fouiller jusqu’à l’os. Avec le corps pendu derrière, comme un petit chiffon» entend-on. Entre réminiscences et présent, imaginaire et réel, la frontière s’en trouve continument troublée.


Mais c’est bien dans la compagnie forcée des hommes, où elle est contrainte à se maintenir debout, qu’elle devient littéralement un monstre. «Ce qui m’intéresse, c’est de travailler sur la rugosité, sur le monstre, comme il l’est étymologiquement : celui qui montre ou qui est montré», explique dans un texte d’intention Julie Delille, la comédienne et metteure en scène de Je suis la bête reconfiguré pour le théâtre par son auteure, Anne Sibran avec la collaboration de Julie Delille.


Voix et silences


La forêt a une voix que ce spectacle sensoriel offre à entendre par les bruits qui la traversent. Rendre aussi sensible sa beauté perçue par le personnage de Méline comme ensorcelé par son propre récit avec lequel elle fait corps. Cette dernière se tient à la lisière sans cesse redessinée entre l’humain, l’animal et l’esprit de la forêt selon sa comédienne. Dans la pénombre aux frontières de l’invisible, Julie Delille chemine de posture en pose rappelant de loin en loin le déroulement d’un énigmatique et sidérant rituel. Autour d’elle, c’est l’épure scandée par des tulles au service d’un périple intérieur, sensible et organique.


«Parler de cette autre vie invisible, d'une façon visible», écrit le poète Rainer Maria Rilke. Servi par un subtil travail sur la dissémination du son confinant à un paysage mouvant, bruissant, l’opus permet de mesurer le gouffre qui s’est creusé entre une humanité prédatrice, colonisatrice et les régions du non-humain. Les animaux ne sont-ils pas asservis et domestiqués, tués, consommés et oubliés au cœur de la sixième extinction ?


Cette expérience corporelle tant de la forêt que de l’animalité, Anne Sirvan la rend au mouvement, remugle et mutisme près. «On peut m’en dire et m’en dédire mais il y a des choses que je sais sans les mots, par le fond de mon corps. Comme quand je touche une de mes blessures de chasse. Je sens la bête qui m’agriffe, la branche qui me perce. Tout revient aussitôt», exprime la bête.



Bertrand Tappolet


Site de l'artiste: https://www.theatredestroisparques.com/je-suis-la-bete/





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